CHAKAL

La genèse de Chakal

Cette histoire est une histoire vraie ; elle raconte comment l’Elfe en écailles de lézard, le Professeur sans tête – mais saindenisé – & le Poète bossu aux semelles de plomb se sont rencontrés après un long voyage de plusieurs mesures au carrefour des Routes par une nuit sans Lune. Trop pleine, celle-ci avait pris la tangente avant minuit pour aller chercher le vieux frère Soleil, avec dans l’idée de se payer un coït astral.

Il fait nuit noire, il neige ; un peu.

Voilà pour les intempéries, ça te pose une ambiance.

Revenons-en à nos héros, car c’est bien eux qui nous importent. La première : l’Elfe en écailles de lézard & futal de cuir crade, arrive par la route de l’Est, un baluchon sur l’épaule contenant trois carnets en poils de poiscaille violets & un transistor radio dans l’autre pogne. L’Elfe ne parle qu’en musique, sinon c’est silence – radio, lui-aussi. N'ayant encore personne à qui parler à part elle-même elle se tait & plongesous la Bruyère rejoindre les ondes, leur fait du bec – à – bec & les sauve in-extremis.

De la route du Sud arrive un homme endimanché – comme sapé pour ses funérailles – & quand on le croise, d’aucun se demande comment tient son nœud-papillon : le Professeur porte sa tête & une grande partie de son cou tranché sous le bras, au niveau de la ceinture. Dans la poche de son veston, on peut apercevoir un livre replié sur lui-même, un livre de chants – ceux de Maldoror. Dans l’autre poche, il traine un bouquet de diverses fleurs ramassées en bord de route au cours de son voyage : des clématites & des myosotis, mais si on lui demande sa favorite, le Professeur répondra une mellifère, & je serai tout à fait infoutu de te dire ce que c’est. Moi, j’aime pas les fleurs ; mais je ne suis ici que le narrateur, alors mon opinion quant à la flore de la Route, on peut toujours se la tailler en biseau. Le Professeur se fout pas mal de ma narration inexacte et rampe sous la Bruyère.

Le Poète aux pompes alourdies perd une guibole au retour d’Abyssinie, joue de sa licence pour que ça passe quand même, au nombre de souliers. Et puis ça n’est pas encore arrivé & il avait donc encore un soulier à chaque panard quand il prit la route de l’Ouest ce matin-là, soit deux au total. Dans son habit pas-propre, il cache une plume d’oie et, au fond de son gosier, une voix de ténor. Sur le dos, le Poète trimballe une étrange bosse. Quand il arrive au carrefour de la Route, il pénètre à son tour la Bruyère et y laisse un de ses souliers en pierre d'église.

L’Elfe, le Professeur et le Poète arrivent en même temps au cœur du carrefour de la Bruyère, dont la couleur pâle – mais violette tout de même – n’est pas sans rappeler les carnets en poil de poiscaille trimballés par l’Elfe ; mais passons, ce détail n’étant détaillé ici que par soucis du dit-détail.

Le trio se salue avec respect et dévotion, reconnaissant en chacun un certain talent de géo-localisation car si les Routes menant à la Bruyère sont bien droites et aisées à parcourir, pour peu qu’on suive les saumons saouls remontant le Fleuve en bord de route, il faut un exceptionnel sens de l’orientation pour retrouver son chemin dans le dédale noueux qu’est la Bruyère et arriver en son centre, éclairé par des arbres en ferraille rouillée. Là, ils trouvent ce qu’ils sont venu chercher : l’entrée d’une tanière sombre d’où provient une musique entêtante, samplée en plus d'une boucle, paraissant irréelle à leurs esgourdes. Les trois voyageurs n’entrent pas tout de suite. L’Elfe – dont les ondes radios ont trouvé un second souffle – chante son opinion :

« J’crois bien que c’est là, nan ? T’façon, genre, vous aussi, z’avez suivi les saumons ? Et tous les saumons mènent à la Bruyère, donc ça doit être ici. »

Le Professeur est charmé par le chant de l’Elfe, moins tortueux et plus doux que ceux qu’il trimballe dans sa poche et – toujours perchée sous son bras – sa caboche reprend la litanie :

« Oui, je crois aussi ; les saumons n’auraient pas menti. »

Le Poète, lui, est plus sceptique, mais décide de s’en remettre à l’opinion générale. Il est d’habitude du genre à s’en éloigner à tire d’ailes qu’il se construit si besoin & à partir de sa plume d’oie. Cette fois, néanmoins, sensibilisé par le chant de l’Elfe, il décide d’acquiescer & voilà que les trois aventuriers se glissent dans la pénombre malodorante de la tanière.

Au fond de celle-ci, ils trouvent ce qu’ils sont venu chercher emmitouflé dans un pelage doré : un chacal tout môme, allongé dans la caisse d’une guitare espagnole. Il est entouré par un homme habillé d’une chemise noire, d’un jean noir, de bottes noires. Ses yeux & le reste de son visage sont dissimulés dans l’ombre d’un chapeau de paille, eh ! noir, lui aussi, comme dans une chanson en velours souterrain. De l’autre côté, une gonzesse canon enserrée dans une camisole blanchâtre en granit égyptien.

C’est ce gosse que nos trois aventuriers sont venu trouver, après avoir reçu chacun un télégramme livré par un dragon porté sur la bouteille & les tomates cœurs de bœuf & vivant au nord de la Route du Nord, là où les hivers sont installés peinards pour encore quelques décades –

le bailleur n’a rien à dire ; ces loustiques glacés payent leur loyer comptant à chaque solstice mais je divague & l’Elfe s’approche du gamin velu, dépose le transistor qu’elle règle sur une station crachant du blues :

« Le Chacal aura besoin de rythme ! Pour garder le cap, pour pas s’marcher sur les pattes & pas s’viander contre le ciel en macadam’z. »

L’homme en noir salue l’Elfe, lui offre un sac à dos en échange du transistor. Dedans, l’Elfe trouve un harmonica, un violon et un oud – une famille en fait – afin que plus jamais elle ne soit seule à chanter.

Le Professeur s’avance à son tour, s’assoit en tailleur face au môme Chacal et pose sa tête dans le creux formé par ses jambes. Il sort de sa poche son livre étrange ;

« Le Chacal aura besoin des Chants, pour saisir la vie, la mort, la bêtise et la beauté. Ainsi, l’absurdité du monde lui sera pleinement révélée. »

La gonzesse canon en camisole part dans un fou rire, lui crache dans le cou & l’invite à se remettre la caboche en place. Le Professeur est absolument jouasse, il se délecte des retrouvailles entre sa tête & son corps. Ses idées s’éclaircissent alors, il voit au travers de la pénombre avec une perspective nouvelle – moins au ras de la ceinture – & il se marre en s’imaginant la tronche que vont tirer les copains restés au Mont de Marbre – tronches qu’ils conservent aussi sous le coude sans jamais le lever.

Vient le tour du Poète : il ploie un genou devant le môme & dans un geste mécanique, cliquetant des articulations, détache la bosse lui bombant le dos. Dans le court espace – temps séparant le dos du sol, la bosse se métamorphose dans un flash ovidien en une machine à écrire Underwood portative :

« Le Chacal aura besoin d’un récipient où conserver ses brokes et ses notes, un réservoir pour sa verve révélée par la musique de l’Elfe et les enseignements du Professeur. Ne lui manque donc que l’encre du Poète pour harmoniser le tout en une peinture noire. »

L’homme en noire et la gonzesse en camisole marquent un silence, reluquent le Poète, de sa bosse disparue à son panard dénudé. L’homme en noir retire une de ses grolles en cuir de lama et la lui jette en plein dans sa mouille ! L’homme en noire & la gonzesse en camisole explosent dans un fou rire ; un nuage de poussière ensanglantée – émanation tellurique désincarnée – couvrent les trois aventuriers et le Chacal.

Ainsi baptisé des restes de ses géniteurs, il ouvre un premier oeil, puis le second, gueule qu’il a soif. Un satyre de stature modeste mais aux nibards dingues & remplis ras-la-trogne sort de la pénombre, en colle un dans le gosier du Chacal qui avale le liquide bourbonneux sans discontinuer. Les Aventuriers observent la scène ; ataraxiques, ils ne sont pas bien sur d'entraver correct' tout ce qui se trame sous leurs yeux éberlués. Ils en jettent d'ailleurs un au calendrier, vérifient que nous sommes bien un vingt-cinq décembre. C’est tout bon. Mais ce môme velu ne ressemble en rien à ce qu’ils avaient imaginés :

en chanson pour l’Elfe /
comme une histoire pour le Professeur /
en alexandrin pour le Poète.
Bah ! Merde.

Le Chacal a finit de picoler. Il se dresse sur ses pattes, tangue un brin mais parvient à s’écrouler pile-à-poil sur la machine à écrire. Il glisse une feuille de papier hygiénique, tapote le clavier sur un trois-temps bluesy et quand il termine enfin son récit, l’offre aux Aventuriers :

CASSEZ VOUS DE CHEZ MOI,
TAS D’ENFOIRES !!!

Cette histoire est une histoire vraie, puisque je vous la conte. Certains percuteront le bousin et l’accepteront malgré son apparent hors-propos. D’autres, non. Et pourtant, tout est vrai, et même que j’étais là, moi aussi, planqué sous la Bruyère.

Quelques siècles plus tard, Chakal a rejoint la Ville où il devient journaliste qui se spécialisera – on ne sait pas encore vraiment pourquoi – dans les phénomènes paranormaux récents liés à la musique. Mais ceci est une autre histoire.