Henri Casablancas

Extrait du journal d’Henri, il y a un mois.

10 octobre, 00:52, Rennes

Dire que j’ai tout perdu à cause de la musique serait faux, pourtant c’est ce que j’ai envie de crier au monde ce soir, dans un élan de détresse. Il est tard, je suis épuisé, mettons ça sur le dos de la fatigue. Peut-être la musique m’a-t-elle au contraire donné une raison de me lever chaque matin. Mais pour qui ? Pour quoi ? Retourner à l’agence retrouver les tocards du coin, s’emballer sur des enquêtes qui, même si elles se multiplient et se recoupent, ne semblent pas avancer ?

Je ne dois pas perdre espoir. Si je perds espoir, ils gagnent. « Ils »... qui ? À ce stade, je ne sais même plus. J’essaye de garder la face chaque jour. Quand je monte dans ma voiture et que j’éteins la radio dans la peur, et la rage d’avoir peur. Quand je passe la porte du bureau et que je dis bonjour aux quelques collègues que j’apprécie encore, qui se battent vraiment pour trouver des réponses, pour qui ce n’est pas un jeu. Quand je rentre et que j’entends Maryse fredonner, ou siffler, que mes dents se serrent et que mon cœur se fait un peu plus lourd. Nos regards se croisent souvent à ce moment. Le sien est illuminé, comme s’il avait perdu tout contact avec la réalité, ou du moins qu’il était plongé dans une réalité lointaine, qui lui est propre. Une réalité où cette maudite chanson règne en paix, où tout le monde applaudit son génie et sa suprématie. Je ne pensais pas pouvoir haïr autant une œuvre, mais je n’aurais jamais cru non plus qu’une chanson puisse transformer la femme que j’aime. Que j’aimais ? Peut-on dire qu’elle est toujours la même ? Je ne vois plus qu’une personne endoctrinée, un suppôt.

Parfois, je fantasme sur une vie où je n’aurais jamais rencontré Maryse. Je serais resté seul, j’aurais continué dans la recherche. Certes, la vie serait certainement monotone, mais je donnerais beaucoup pour qu’on me rende cette monotonie. Je suis parfaitement à l’aise dans la tiédeur de l’ennui. Je m’en veux d’avoir ces pensées. Tout ce que je fais, malgré tout, je le fais pour elle.

J’ai peur de me perdre, de devenir au final encore plus obsédé par ces enquêtes que le sont les Victimes. Tous ces gens sur les forums, comme Maryse, persuadés qu’on leur dicte quelque chose à travers accords et paroles. Qu’on leur communique un message, qu’ils sont les élus, qu’ils doivent obéir. Au final, en cherchant à désamorcer tout ce système, en prenant cette responsabilité sur les épaules et en m’investissant dans cette mission, je suis peut être tout autant asservi qu’eux. Mon égo, tout comme le leur avec leur musique, me souffle que je dois suivre cette piste. J’ai peur qu’on ne puisse gagner cette guerre contre une ennemi chantant et invisible, un ennemi dont je remets de moins en moins l’existence en question.

PROFIL

Henri Casablancas. 58 ans. Marié à Maryse depuis 30 ans.

Chercheur en biologie marine, spécialisé dans les crevettes à pattes blanches. Esprit scientifique, terre-à-terre, n’a jamais trop été intéressé par l’art ou le divertissement classique en général. Cette indifférence s’est transformée en aversion lorsqu’au fil du temps, sa femme Maryse a commencé à subir des phases délirantes qui semblent être liées à l’écoute d’une chanson en particulier, dont elle n’a peu à peu plus pu se passer, comme envoûtée.

Henri n’a jamais cru à ce supposé pouvoir qu’aurait la musique, mais l’état de sa femme empirant et sa détresse face à elle l’ont poussé à faire des recherches avancées. Durant 10 ans, il a regroupé des centaines de témoignages à travers le monde, sur cette chanson et quelques autres. C’est ainsi qu’il a abandonné son statut de chercheur et ses crevettes, pour rejoindre le BUREAU DES ANOMALIES MUSICALES qui enquête également sur la problématique. Seulement, lui ne croyait pas en ces malédictions, il voulait prouver que tout cela était faux, mais ce n’était pas le cas de tous ses collègues. Peu à peu, il craque et se rapproche de la conclusion que tout n’est pas explicable, qu’il est possible que certaines œuvres détiennent un pouvoir qui dépasse sa compréhension et son orgueil scientifique.